Interview Anne Quéffelec

Ce qu’ils en disent

Anne Quéffelec : « La musique touche au secret des êtres »

Pour notre plus grande joie, Anne Quéffelec est de nouveau présente aux Rencontres Musicales de Noyers, comme concertiste et comme professeur. Un quart de siècle de passion partagée et de rare fidélité sur lequel la grande pianiste revient dans cet entretien en forme de profession de foi artistique.

Quel est le ressort de votre fidélité à Noyers ?

Il y a d’abord le charme de ce village, un peu hors du temps, loin des boulevards touristiques les plus courus. J’y savoure particulièrement son atmosphère préservée. Venir chaque été à Noyers, c’est vivre comme un temps de retraite privilégiée dans une vie trépidante et nomade. Ici, je me pose un peu, même s’il y a beaucoup de travail, entre les cours et les concerts. Il y a une décantation qui se fait dans ce très beau cadre. On se sent, au calme, en sécurité. Le Serein, cette petite rivière schubertienne qui coule. C’est très apaisant. Et c’est beau. Tout ça compte beaucoup pour moi.

Depuis 25 ans, Noyers reste Noyers, mais son festival a beaucoup évolué…

Il y a eu une évolution formidable. En particulier sur la qualité des instruments. Dans les premières années, c’était un peu au petit bonheur la chance. Je me demandais toujours : comment sera le piano ? C’était aussi variable que la météo.  J’en ai parlé, on m’a entendu. Depuis quelques années, c’est vraiment mieux. C’est important pour les concertistes et le public bien sûr, mais aussi pour les élèves, pour la qualité de leur travail. Vous savez, la musique, ce n’est pas que de la technique. C’est du son, de l’écoute, de l’interprétation. Et maintenant, on est au top niveau ici.

C’est important pour vous, la transmission?

La pédagogie me passionne. Plus je vais, plus je trouve cruciale cette question de la transmission. Encore plus par les temps qui courent. J’ai la sensation de fréquenter quotidiennement la beauté. C’est un privilège énorme et rare. Avant je trouvais ça naturel, je me rendais moins compte à quel point c’est précieux, à quel point c’est important de défendre et transmettre cette flamme aux jeunes générations. Ils ne demandent que ça, tous ces jeunes qui viennent ici travailler leur piano. Ils ont cet appel-là. Et c’est un appel un peu négligé par nos décideurs… Enfin la plupart. Pourtant, cette fréquentation, cette initiation à la beauté nourrit quelque chose qui va dans le sens du bien-être général. Pour moi, c’est une cause de santé publique, un enjeu de civilisation. Un devoir vis-à-vis des générations nouvelles. Et c’est du bonheur.

On n’arrête pas de nous dire que les Français sont mornes, que la France est triste, découragée, déprimée. On compte sur le foot pour ranimer les ardeurs, alors que la musique est là… Quand je vois ces enfants, ça me fait chaud au cœur, ça me ravit de sentir chez ces jeunes, chez mes enfants – je parle aussi en tant que mère, j’ai deux enfants, un fils pianiste-, quand je les vois si passionnés, si exaltés, grandis par cette fréquentation, je trouve désolant qu’il n’y en ait pas plus qui soient au courant, qui sachent à quel point ça les concerne, et combien ça nous tire vers le haut plutôt que vers le bas. Nous vivons dans un monde en mutation, où les tentations visuelles en particulier sont omniprésentes. L’œil est partout tout le temps sollicité. Il faut défendre l’invisible, le temps suspendu, l’imaginaire. C’est essentiel. Et tout ça est dans la musique. C’est la musique ! La musique est une espèce de for intérieur. On est au-delà des mots. On ne s’exhibe pas dans la  musique. On exprime des choses, très intimes, bien sûr. C’est d’ailleurs pour quoi l’enseignement en est très délicat. On touche parfois au plus secret des êtres. Je suis très longue dans ma réponse, mais à Noyers on peut se le permettre…

On travaille mieux, on transmet mieux à Noyers ?

Dans la masterclass des Rencontres, il n’y a pas d’enjeu de concours. Les élèves ne sont pas en compétition, comme c’est le cas dans les conservatoires ou dans les concours internationaux. La rivalité, la jalousie, qui plombent parfois l’ambiance. Ici, il n’y a pas d’autre enjeu que celui que les élèves et moi nous nous fixons. Et du coup on voit naître ici beaucoup de rapports d’amitié. Les élèves adorent venir et revenir à Noyers. Certains viennent 10 ans de suite. Ils aiment le lieu aussi, cette atmosphère d’intimité joyeuse. On mange merveilleusement bien. Ça compte énormément. C’est comme à bord des bateaux quand on s’embarque. L’heure des repas est très importante. Il y a un petit café à côté très sympathique où ils se retrouvent pour prendre un verre.

C’est très joyeux et très sérieux aussi. Les élèves, comme les professeurs, sont logés chez les habitants. Il y a une générosité du village qui s’implique dans l’accueil, dans l’organisation. C’est rare. C’est responsabilisant. Je connais d’autres stages où les élèves sont dans des dortoirs ou doivent se débrouiller. Et ce n’est pas la même relation, évidemment. Il y a un côté familial. On forme une équipe le temps du stage. Et le concert de fin de stage à l’Église qui est très belle, leur permet de jouer sur un piano de concert avec un public, sans palmarès. Je sens entre eux une forme de solidarité. Il y a des liens qui se tissent et perdurent. C’est humainement très riche.

Et vous-même, comment vous sentez-vous à Noyers…

Le fait de ne pas être à l’hôtel, ça change totalement l’appréhension d’un lieu. On se sent beaucoup moins de passage. On se sent adopté. On se sent accueilli. Je me sens presque chez moi ici. Parfois je me dis, il faudrait que je visite Noyers, que je parte en touriste à la découverte de Noyers. Je suis un peu comme ces Parisiens qui connaissent mal leur ville parce qu’ils se disent toujours : je verrai plus tard. En fait il leur faut la visite d’amis étrangers pour se lancer à la découverte de leur ville. A Noyers pour moi c’est pareil. Je suis familiarisée depuis longtemps avec ce décor, ce cadre, ces habitants, ça me touche beaucoup d’avoir cette impression d’être un peu chez moi.
Et puis j’ai beaucoup de souvenirs personnels ici. Mon fils Gaspard Dehaene qui est pianiste et fait maintenant un très beau parcours professionnel, a eu ici à Noyers, sa révélation. Il suivait le stage d’Anne Billant, qui est toujours là elle aussi. Et lors du concert de fin de stage dans l’église, en écoutant une ballade de Chopin, il a ressenti une espèce de coup de foudre et a décidé de dédier sa vie à la musique, d’en faire son métier. Je crois qu’il n’est pas le seul. Les élèves viennent ici à un moment de leur vie où ils ont des interrogations fortes, ils entendent les autres, ils échangent, ils sont stimulés, ils progressent. Des chocs esthétiques, émotionnels se produisent qui décident de leur vie entière. On voit ça  ailleurs qu’à Noyers aussi, bien sûr. Mais il y en a ici. C’est très émouvant.

C’est une étape nécessaire pour vous Noyers ?

Vous savez, pianiste, c’est un métier très solitaire. Il n’y a pas plus solitaire. D’ailleurs le mot soliste convient parfaitement au pianiste. Nous avons un répertoire extraordinaire qui nous permettrait pratiquement de vivre en autarcie. Il y a évidemment la richesse de la musique de chambre qui permet de jouer avec d’autres. Mais le travail est tout de même le plus souvent face à soi-même, avec cet instrument extrêmement exigeant. C’est dur. Or justement dans le cadre d’un tel stage, tous les éléments dont je vous ai parlé, ça réchauffe, ça donne du courage, une forme de solidarité s’établit, on n’est pas seul à ramer dans son bateau, on voit qu’il y a d’autres bateaux autour. De temps en temps, être une flottille, ça fait du bien !

La pédagogie, ça vous apporte quoi ?

J’apprends énormément. Le fait de s’entendre dire à voix haute, de revenir sans cesse sur certaines choses, ça permet de prendre conscience de ce qui est très important pour soi-même. Par exemple, je ne me dis pas à moi-même: « Mais écoute donc ta main gauche ! » On ne se dit pas ça. Mais ici, même sur des œuvres que je travaille moi-même, je trouve des choses à travers mon échange avec les élèves. Je les formalise, je les formule et souvent même j’en découvre ! Le fait de passer par un tiers, d’aborder ça d’un autre angle, d’un autre point de vue, avec un autre regard, différent de celui qu’on aurait seul, ça m’apporte beaucoup. Les élèves ne s’en rendent pas compte mais ils apprennent beaucoup à leur professeur aussi.

Comment choisissez-vous le répertoire travaillé avec les élèves ?

Les élèves ont des contraintes. Ils arrivent parfois avec les morceaux de leurs concours précédents, ou à venir, des morceaux imposés qu’ils n’ont pas forcément choisis. La plupart du temps, et c’est préférable, ils arrivent avec des œuvres qu’ils connaissent bien de façon à ce qu’on puisse aller à l’essentiel, au style, à l’interprétation. Je me sens plus utile quand la maçonnerie de base est faite, que les murs tiennent debout, que je ne suis pas obligée de prendre ma truelle et de gâcher le plâtre moi-même. Parce sinon, ça prend beaucoup de temps et une semaine, c’est court. Ce travail-là existe aussi, mais je préfère qu’il soit limité bien sûr…

Et comment vous sentez-vous en concert à Noyers dans cette Eglise, 5 fois centenaire, plantée au milieu du village et face à son public.

J’aime énormément cette église. J’y ai vécu énormément d’émotions. En concert, lors des concerts d’élèves. Et je trouve que jouer dans des lieux historiques, qui ne sont pas conçus à priori pour ça, mais qui sont beaux, qui ont un vécu, qui sont chargés d’humanité d’une certaine façon, c’est porteur aussi, c’est inspirant. Je trouve même ça rassurant par rapport au trac. Ce n’est pas le même trac qu’on ressent dans des endroits comme ça… où le cahier des charges est moins normé. Il y a une forme de paix dans ces lieux-là. Le public aussi est différent. C’est un temps estival, un temps de vacances. L’écoute est différente. Les spectateurs sont plus disponibles, plus détendus. Ils viennent dans ces festivals avec les oreilles un peu plus ouvertes. Ils sont plus proches de la nature dans la journée. Et tout ça, ça contribue à une certaine sérénité. Il n’y a le stress de la ville, du transport. On ne se prend pas la tête avant pour garer sa voiture.

Le public est moins nombreux qu’à l’Albert Hall de Londres, mais d’une certaine façon il est plus présent. Le nombre ne fait rien à l’affaire. Même quand on joue devant une personne, dès qu’on est écouté, ça change déjà beaucoup, et ça change la façon de jouer…  C’est très curieux. Ici, il y a une forme de douceur, de détente, de bienveillance, d’empathie. De bonheur aussi. On le sent. C’est si agréable.

Propos recueillis par Luc Evrard/Reportage Photo Philippe Stroppa


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